Gaortis tenait, dans sa main, celle de son père Bruegec, allongé sur son lit depuis maintenant trois longues journées. Trois longues journées interminables. Ils attendaient, tous deux, que la mort vînt chercher le plus vieux d’entre eux. Ils attendaient la délivrance. Car, pour Gaortis, rester ainsi aux côtés de cet homme qu’il ne reconnaissait plus tant les rides et la fatigue avaient ravagé son visage demeurait un véritable supplice. Ils se détestaient mutuellement. Bruegec ne lui avait jamais montré la moindre once d’affection, même lorsqu’il n’était qu’un nourrisson. Ainsi, son fils avait grandi sans ressentir ce sentiment simple qu’était celui d’être aimé. Il n’aurait pu se tourner vers sa mère pour recevoir cette offrande naturelle, elle était décédée dans des circonstances qu’il ignorait totalement, alors qu’elle venait de le mettre au monde.
La main de Bruegec était rêche, aussi rêche que les pierres constituant leur demeure. Une grotte. De longs tunnels creusés par les hommes, avides de charbon. Voilà ce qu’était leur habitat. Des parois humides où quelques gouttes d’eau ruisselaient parfois. Où la vermine des cavernes faisait parfois des allers-venues macabres, dans le silence des roches, dans cette pénombre continuelle. Gaortis n’avait connu que ce lieu infâme, et sombre, la lumière du jour ne pouvant atteindre les entrailles de la montagne. La seule lumière, qu’il connaissait réellement, demeurait celle des bougies et celle de la lune lorsque Bruegec leur donnait l’autorisation, à lui et ses confrères nécromanciens, de sortir, la nuit venue. Son père était le chef incontesté et incontestable de leur bien réduite communauté. Personne n’avait le droit de dire le contraire et personne ne se saurait risquer à lui affirmer le contraire. Il était respecté, il avait fait preuve de courage lors de la période la plus noire, subie par les praticiens de l’art noir.
Ils furent bannis, à cause de leur goût immodéré pour l’art des morts, de la puissante guilde des mages, il y avait plusieurs décennies de cela. Aussi parce qu’ils étaient, à leur sens, incompris et que cet amour sans failles pour la nécromancie ainsi que la recherche de pouvoir nuisaient particulièrement à l’image que leur ancienne congrégation voulait donner. Jouer avec la mort était bien mal perçu pour quiconque ne comprenait pas leur but. Victimes malgré eux d’une véritable chasse à l’homme et devant leur inflexible volonté de pratiquer une magie décriée par tous, ils s’étaient enfuis, refusant la soumission face à leur hiérarchie. Leur culte avait fait l’objet de multiples interdits, émanant autant des autres mages que de l’autorité supérieure du royaume, sur l’ensemble du pays. À l’époque, Bruegec Moltis était le seul à s’être levé contre ces interdictions. Ainsi, il avait œuvré, sans relâche, à la réhabilitation du culte de Lambirja, la Déesse des défunts. En vain. Lorsque les nécromanciens furent pourchassés pour leur obstination à pratiquer l’art noir, le père de Gaortis, effondré devant les multiples refus de revoir en considération cette forme, certes obscure, de magie, décida de partir, accompagné par quelques-uns de ces confrères de leur guilde, sans véritable point de chute. Ils partirent ainsi vers le sud de la Calméria, au hasard des persécutions rencontrées sur leur route, dans les régions les moins propices à la civilisation, où le climat était rude et les paysages escarpés, là où ils pourraient s’épanouir dans leur pratique. Ils s’étaient alors réfugiés près du duché de Jydralta, une cité à l’envergure modeste comparée à Bilacha, la capitale du pays, dans la niche d’une montagne déjà creusée par l’homme, au sein même d’une vieille mine abandonnée. La même qui leur servait de demeure. Même son fils lui témoignait du respect, pour tout ce qu’il avait accompli et tout ce qu’il lui avait appris, même si cela lui pesait de devoir avouer à son géniteur combien son savoir lui avait été utile pour briller devant les autres. Et quand bien même Bruegec s’était montré aussi dur qu’odieux en certaines circonstances, en cette heure de déclin, au stade ultime de son existence, le silence qu’il lui offrit était tout aussi respectueux que justifié, tant son incapacité à trouver des mots adéquats vis-à-vis de la situation lui demeurait pénible. Son père, malgré son état d’extrême faiblesse, conservait une partie de sa raison.
— Elle peine à venir, soupira-t-il d’une voix sans force.
— Qui donc, père ?
— Cette garce de mort…Elle tarde, comme si je devais encore attendre plus longtemps. J’ai donné ma vie pour Lambirja, et elle me fait attendre. Elle se fait désirer, cette garce.
— Père, vous blasphémez, dit doucement Gaortis, conscient de la gravité de ces mots.
— Et alors ? Que va-t-il se passer si je continue ? Je vais mourir ?
— C’est ce qui est prévu…mais, vous tenez bon.
— Non, je ne tiens pas bon. Je ne tiens plus bon, comme jadis. M’infligerait-elle des souffrances en contrepartie ? Non, je ne le pense pas.
— Vous m’avez appris à ne pas m’attirer la colère des Dieux.
— Et tu as retenu mes leçons. Ce serait bien la première fois.
— Je vous ai toujours écouté, avec attention.
— Bien sûr. Bien entendu. Tu m’as toujours écouté. Si tu l’avais vraiment fait, tu sais très bien que je n’apprécie guère ce genre de promiscuité, dit-il en retirant sa main de celle de son fils.
Comme il le faisait depuis des années, et au seuil même de ses dernières réserves physiques, Bruegec continuait à rabaisser son fils. Il s’agissait de l’un de ses passe-temps favoris. Mais, au-delà de cette véritable volonté de lui faire du mal, il ne pouvait nier qu’il voulait faire de lui un être d’exception, quelqu’un qui pouvait se surpasser à tout moment. Ce n’était guère de l’affection à ses yeux, mais simplement ce souhait naturel de laisser derrière lui une œuvre accomplie. S’il le maltraitait tant, c’était surtout pour son devenir.
— Cela fait des heures que je vous la tiens, comme vous me l’avez demandé d’ailleurs, et que vous n’avez rien dit à ce sujet. C’est donc la preuve que cela ne vous dérangeait pas.
— Tu me fatigues, Gaortis. Toujours à essayer de me répondre…
— Vous me fatiguez aussi, père. Et Lambirja aussi me fatigue, si votre désir est de rester dans le blasphème. Elle me fatigue de ne pas vous prendre plus rapidement, affirma-t-il, avec froideur. Lambirja, je t’en conjure, entends ton enfant qui supplie de te rejoindre !
Il se leva, dirigea les mains en direction du plafond, les yeux rivés sur lui et commença, en restant dans cette position d’attente, une longue prière lancinante où chaque mot n’était l’égal que de son suivant. Une longue monophonie devant son père qui le dévisageait, non sans en rire intérieurement.
— Virta essum Lambirja. Virta essum Lambirja. Fassis closa eo fillo. Fassis closa eo fillo. Virta essum Lambirja. Virta essum Lambirja. Taquen eo fillo closus Deo. Taquen eo fillo closus Deo. Virta essum Lambirja.
— Arrête ! lui ordonna-t-il, sans vigueur. Cela ne me fait plus rire maintenant. Elle viendra dès qu’elle l’aura décidé…Nous avons encore du temps devant nous.
— Moi qui croyais naïvement que vous vouliez presser sa visite en vous, me voilà fort déçu, dit-il, en se remettant en position assise devant le lit de son père.
— S’il y a bien une seule chose dont tu as hérité de moi, c’est cette manie incessante de te moquer des autres. Et de moi en particulier.
— Ce n’est finalement qu’un juste retour des choses.
— Se moquer d’un condamné, ce n’est guère…courtois.
— Oui, je me moque d’un futur mort. Ne jouons-nous pas continuellement avec la mort en tant que praticiens de l’art noir ?
— J’aime ton insolence. Mais, nous ne jouons pas avec la mort, la mort est inéluctable. C’est plutôt cette catin qui joue avec nous. Et, en ce moment, avec mes nerfs.
Le vieil homme se mit à tousser grassement. Comme il n’avait plus la force de mettre ses mains devant sa bouche, il ne put empêcher les glaires d’atteindre ses couvertures. Gaortis tenta de le redresser et lui tapa dans le dos afin de faire partir ce qu’il avait de plus mauvais en lui. Puis, il le rallongea lentement.
— Tu aurais fait un excellent prêtre, ironisa Bruegec, les yeux injectés de sang. J’aurais peut-être dû te laisser à ceux qui vénèrent Placidel.
— Vous m’avez toujours dit et redit qu’il ne fallait pas regretter ses actes. Et, maintenant, vous ne respectez même plus vos propos.
— Quand tu seras à l’aboutissement de ta vie, tu verras les choses bien différemment. Dis-moi, mon fils, me hais-tu ?
— Oui, je vous hais. Mais, vous le savez déjà, me semble-t-il.
— Moi aussi, je te hais. Mais, c’était pour ton bien. Regarde l’homme que tu es maintenant, dit-il, alors qu’il lui préférait la paroi de la caverne à son visage.
— Et je suis donc censé vous remercier pour ce que vous m’avez donné ?
— Oui, regarde cet endroit, un véritable palais ! Des cavernes, des cavernes et encore des cavernes…N’est-ce pas le rêve de tout troglodyte ?
— C’est un royaume de rien que vous allez me laisser à votre mort. Un royaume sans vie. Pourquoi devrais-je ainsi hériter de tout ça ?
— Car tu es mon fils, et la quinzaine de compagnons restant ici apprendront à te respecter. À leurs yeux, tu n’as pas mon aura…enfin celle de ma jeunesse…Ils m’ont suivi et je leur ai offert la possibilité de continuer leur culte. Tu prendras ma suite, ils n’attendent que ça.
Cela faisait maintenant quarante-et-un ans que Gaortis vivait avec eux, caché des autorités, dans ces mines abandonnées, où chaque recoin était synonyme d’effroi et de peur. Les autres nécromanciens avaient, certes, suivi son père lors des persécutions, mais il avait fait, d’eux, des hommes sans la moindre âme, sans la moindre once de réflexion. Il était leur guide, leur chef, mais en contrepartie, il les avait volontairement rendus aussi fous que lui. Vivre ainsi, dans la nuit perpétuelle, pouvait rendre quiconque, s’y risquant, sénile. Gaortis n’avait pas connu la lumière. Il s’était bâti, au fil du temps, ses propres repères. Mais, les autres…Cela faisait, pour certains, des années qu’ils ne possédaient plus le discernement, et erraient dans ces longs couloirs humides et froids à la recherche de la moindre bête sur laquelle ils pouvaient exercer leur art noir.
— Un véritable troupeau de débiles, soupira Gaortis, en regardant les bougies de cire disposées autour du lit de Bruegec. Vous vous êtes toujours targué d’être celui qui leur a apporté paix et espoir, père, alors que vous ne leur avez donné, comme unique présent, que votre folie.
— Je leur ai donné un foyer pour exercer notre art, tu ne peux le nier. Sans moi, ils ne seraient sans doute plus de ce monde, renifla-t-il. Tu n’étais pas là quand mon ancienne guilde avait décidé de nous traiter comme des bêtes infâmes !
— Non, mais vous m’avez, tellement de fois, raconté ces histoires que je les connais par cœur, rétorqua-t-il. Cela fait-il de vous un saint homme ? Je ne le pense pas.
— Lambirja répond toujours à mes appels. Cela doit être suffisant, à tes yeux, pour te prouver que j’ai agi et que j’agis toujours avec son accord et son amour.
— Vous qui blasphémiez, il y a si peu de temps, pesta-t-il.
— Ce ne sont que des mots, peut-être, durs à tes petites oreilles, mais qui n’ont guère d’importance. Les mots demeurent des mots. Ce qui importe le plus, c’est la foi profonde qui nous habite. Et, là où elle demeure, elle n’est pas dupe, elle connaît notre fidélité…Tu me fatigues à un point que tu ne peux pas imaginer. J’ai toujours l’impression de te rabâcher les mêmes choses depuis des années.
— Ce n’est pas une impression. Vous rabâchez les mêmes choses depuis des années. Comme si vous ignorez totalement que j’ai assimilé ses propos, affirma Gaortis, plus vindicatif. Vous parlez, vous parlez…Que croyez-vous ? Que je n’ai rien appris ? Je suis certain, en tout cas, d’un point : rester ici a été plus que néfaste. Vous vous dîtes un chef, mais vous avez rendu notre communauté si fermée que l’intelligence y a totalement disparu.
Cette situation l’énervait plus que tout. Avoir à rester près de cet homme, certes son père lui faisait perdre patience. Ce qui l’insupportait par-dessus tout, c’était justement de lui montrer combien sa présence le pesait. Bruegec aimait en jouer. Et il continuerait à en jouer, cela l’aidait à se maintenir hors de l’étreinte, pourtant attendue, de la mort.
— Je suis d’accord, mon fils. Ils ont perdu ce qu’ils possédaient à leur arrivée ici, dans ces ténèbres. Certains n’avaient pas grand-chose, il faut bien l’avouer. Mais, je les comprends. Tu n’as pas vu ce que nous avons vu. Nos frères nécromanciens pourchassés, voire tués dans le pire des cas… Ne pas voir, c’est faire preuve d’ignorance. Tu ne peux les juger. D’ailleurs, tu n’en as pas le droit. Je te l’interdis.
— Vous aurez beau vouloir m’interdire certaines paroles, certaines pensées, vous savez que je n’en ai cure, dit-il, en se levant. De toute façon, ce n’est plus qu’une question de quelques instants avant que vous ne passiez de vie à trépas. Lambirja vous accueillera, j’en suis certain, les bras ouverts. Et je la remercie pour ça. Fassis closa eo fillo, Lambirja. Elle vous accueillera, et, moi, je serai libéré du poids que vous représentez. Et je partirai d’ici. Sans aucun remords. Je ne crois pas que vivre dans l’ombre nous a apporté une quelconque protection. Nous aurions pu très bien continuer à exercer notre magie clandestinement, dans les ténèbres, et profiter des quelques joies que le monde extérieur aurait pu nous offrir. J’ai envie de le voir, de le contempler, de regarder enfin le soleil…Plus de quarante ans à rester enfermé ici, à ne voir qu’à de trop rares occasions le monde sous la lumière biaisée de la lune. Quarante années à n’entendre que vos incessants soupirs. Je ne compte pas devenir comme vous, je ne souhaite pas devenir le chef de ces hommes. Ils ne sont pas comme moi, ils ne sont pas dignes de la confiance et de la puissance que leur donne notre Déesse. Ils ont perdu le sens de notre grandeur passée. Vous savez que j’ai lu, lu et relu les livres que vous avez fait venir ici, si bien que je les connais tous sur le bout des doigts, que je pourrais les réciter par cœur. Et, dans ces œuvres, les couleurs de la vie sont bien différentes de celles que vous avez peintes durant mon douloureux apprentissage. On y parle de valeurs saines, d’amitiés. Des choses que je n’ai jamais connues ici. Oui, dès que Lambirja vous aura rappelé à elle, il ne fait aucun doute que je partirai. Vous me direz sans doute que ce serait faillir aux objectifs que vous m’avez fixés, et que le travail, si l’on peut parler ici de travail, j’emploierais plus volontiers le mot « désastre », entamé, ne sera jamais, ô grand jamais, terminé. Mais vous ne serez plus là pour me sermonner. Votre mort ne sera donc pas un passage de la haine vers une fausse affection teintée de tristesse, mais plutôt de la haine au soulagement. Car, oui, je ne pourrais que connaître le soulagement !
Il se retourna alors, le visage empli de colère vers son père. Mais, celui-ci avait fermé les yeux. Il tenait les mains croisées sur son ventre, avec une expression d’apaisement sur ses traits disgracieux et trop rapidement vieillis. Gaortis se précipita alors vers lui, croyant que ce dernier avait finalement précipité son long voyage vers l’au-delà. Mais, Bruegec s’était endormi, tel un enfant terrassé par sa journée. Il pouvait entendre les sifflements de l’air parvenir à ses narines.
— Ordure ! s’exclama son fils. Vous ne m’avez même pas écouté…Je prierai Lambirja de toutes mes forces afin qu’elle vienne vous chercher durant cette nuit !
Et il tourna les talons, furieux comme jamais, désireux de regagner ce qui lui servait de chambre, afin de ne plus avoir son père dans son champ de vision.

Gaortis lui en voulait tellement qu’il fonça, tête baissée dans le long couloir sombre menant à son alcôve personnelle. Du fait de l’habitude, il parvenait parfaitement à se repérer dans le noir le plus total. Il avait tant fait ses pas, des centaines et des centaines de fois, que ces mines lui appartenaient totalement. Il entra ainsi dans son antre, coupée de celles des autres, puisqu’elle menait à un véritable cul-de-sac, s’avança vers son lit et s’y effondra. Il regarda le plafond ruisselant d’humidité et pesta à voix haute.
— Je t’en prie, si au moins une fois dans ta vie, tu souhaites me faire plaisir, meurs. Mais, meurs rapidement. J’en viendrais à prier pour que tu ne réveilles jamais !
Et il ferma les yeux afin d’imaginer celle qu’il chérissait plus que tout. En vain. Car il n’existait pas de représentation réelle de la Déesse des morts. Même dans les livres qu’il avait tant aimé dévorer. Pas de dessin. Pas de sculpture dénudée. Pas de vitraux. Bruegec lui avait expliqué que la plupart des traités portant de la nécromancie furent détruits après l’interdiction de sa pratique, mais qu’il n’avait jamais vu, durant ses longues années passées à la guilde des mages, ne serait-ce qu’une seule représentation iconographique de Lambirja. Il avait émis l’hypothèse qu’elle ne pouvait faire l’objet de description, puisqu’elle n’était jamais apparue aux yeux des mortels. Pour autant, cela ne l’empêcha pas de prier, il avait appris à le faire sans aucune image. Le simple fait de disposer de pouvoirs exaltant les volontés de sa Déesse lui suffisait amplement. Et il éprouvait le besoin de lui parler. La vie de son père n’avait que trop duré.
— Virta essum Lambirja. Virta essum Lambirja. Fassis closa eo fillo. Fassis closa eo fillo. Virta essum Lambirja. Virta essum Lambirja. Taquen eo fillo closus Deo. Taquen eo fillo closus Deo. Virta essum Lambirja.
Il continua, dans la pénombre, à réciter ces quelques mots, encourageant ainsi sa déesse à prendre, près d’elle, son tant détesté père. Puis, las de cette prière sans écho immédiat, il se redressa sur le bord de son lit. Un tantinet négligeant, ses pieds heurtèrent une haute pile de livres qu’il avait laissée à sa portée. Il lisait toujours énormément. La cavité humide était gorgée de multiples tas d’œuvres diverses, allant des simples traités de géographie et d’histoires du pays à des pamphlets beaucoup plus complexes traitant de la magie et de ses rites anciens. Il regrettait de ne pas avoir véritablement un endroit bien à lui, puisque chaque cavité demeurait reliée à une autre par un long couloir, ce qui encourageait la promiscuité et les allers-venues des autres nécromanciens dont le souci d’autrui n’avait guère d’importance. De plus, les entrailles de la terre n’étaient pas le lieu idéal pour la conservation des livres. En effet, la moiteur ambiante imprégnait les pages, les rendant poisseuses au toucher. Bien souvent, afin d’essayer de leur rendre leur aspect d’antan, Gaortis faisait sécher chaque page humide à l’aide d’une bougie, ce qui lui prenait un temps fou. Et, bien souvent, il devait refaire la même chose, quelques jours plus tard, pour le même livre, s’il désirait redonner splendeur à ce qu’il considérait être comme un véritable trésor. Car, pour lui, la connaissance n’avait pas de prix.
Il entendit une voix l’appeler et résonner des parois du tunnel jusqu’à sa propre chambre. C’était Pices. Un nécromancien un tantinet plus jeune que son père. Le premier qui avait reconnu, dans les paroles de Bruegec, la justesse lors de leur échappée commune.
— Gaortis ? Gaortis, tu m’entends ? beuglait-il avec une voix de dément.
Il se leva alors, en soupirant de lassitude. Lorsqu’il faisait appel à lui, il s’agissait, dans la majeure partie des cas, d’une demande particulière que le fils devait rapporter à son père. Il prit le premier couloir sur sa droite, et avança d’une dizaine de mètres avant d’accéder à la pièce réservée au vieil homme. Ce dernier était dans son lit, sous ses couvertures. Il était occupé à s’adonner aux plaisirs solitaires, comme le témoignaient les soubresauts des draps, au niveau de son ventre. Gaortis, bien que cette scène l’écœurât, resta accoudé sur la voûte d’entrée, attendant patiemment qu’il prît conscience de sa présence. Mais, Pices était trop concentré pour le remarquer. Il poussait des petits cris étouffés, de satisfaction.
— Tu désirerais peut-être que je revienne un peu plus tard, Pices ? demanda-t-il d’une voix aussi assurée que remplie d’impatience. Ta perversion n’a vraiment aucune limite, vieux débris. Tu m’appelles et tu n’as même pas la décence d’arrêter ce que tu es en train de faire.
— Ah, c’est toi mon garçon, dit-il, sans pour autant prendre en considération ces dernières remarques. Comment va ton père ?
— Est-ce son état qui te procure autant de…joie ?
— Ne sois pas idiot !
— Arrête ça ! Je te l’ordonne ou je t’extrais de ton lit pour te mettre une raclée que tu n’es pas près d’oublier. Tu me connais, je suis un grand calme. Pour autant, je ne permettrais pas que tu t’adresses à moi en faisant ce genre de « choses » ! cria-t-il, avec haine. Quand mon père mourra, ce sera à moi et à moi seul que tu devras rendre des comptes. Je te prie donc de ne pas l’oublier !
Pices se redressa alors, et mit bien en évidence au-dessus de ses couvertures ses mains afin de montrer qu’il n’avait pas pris à la légère les avertissements de Gaortis. Le vieil homme était effroyablement pâle. Ses longs cheveux, noir charbon, contournaient son visage élancé, qui était devenu au fil du temps le lieu d’une vaste bataille de rides plus longues les unes que les autres. Il toussa un peu afin d’éclaircir le son de sa voix.
— Tu ressembles de plus en plus à ton père. La même autorité naturelle.
— Cesse de me comparer à lui.
— C’est la nature qui fait surtout que tu lui ressembles, pas ce que je dis.
— Tu m’as demandé et je suis là, dit Gaortis, en le regardant avec méchanceté. Alors si tu as quelque chose à me dire, dis-le tout de suite !
Il était d’ordinaire serein, sa colère demeurant essentiellement portée sur ses confrères nécromanciens qu’il voyait, jour après jour, dépérir, perdre pieds et foi dans la noblesse de leur art. Il respectait Pices, du moins il l’eut respecté, lorsqu’il était jeune, étant le seul à s’être intéressé à lui. Il lui accordait de son temps et du réconfort. Mais, l’âge aidant, la sénilité avait pris le pas sur la raison, faisant de lui un être presque aussi abject que son père.
— Des femmes ! lui lança le vieillard.
— Des femmes ? Que veux-tu dire ? demanda-t-il, exaspéré.
— Quand y en aura-t-il ? Il faudrait que tu en parles à ton père. Cela fait plusieurs semaines que nous n’en avons pas.
— Mon père est mourant, et tu oses venir me parler de ce besoin primaire. Ne penses-tu pas que cela passe au second plan, en ce moment ?
— Ne me dis pas que cela ne te manque pas un peu toi aussi !
— Non, ça ne me manque pas. Il y a des choses plus urgentes à faire ici !
— Enfin, Gaortis, ne me mens pas. Il n’y a pas eu de filles ici depuis des lustres. Tu ne pourrais pas aller au village le plus proche, histoire d’en ramener ?
— Non ! Et de toute façon, c’est Bruegec qui s’en occupe, tu le sais bien…Je n’ai pas plus de droits ici que toi. C’est toujours lui qui s’arrange pour les faire venir.
— Donc, tu dois lui en parler. C’est quand même essentiel ! Pour moi et les autres. Ils passent par moi pour faire leurs demandes et je leur ai promis de faire le nécessaire.
— Les autres, comme tu dis, sont au courant que mon père ne va pas bien, qu’il ne lui reste plus que quelques souffles dans notre monde. Et ils t’ont demandé de faire parvenir cette requête à mon père ?
— Oui ! s’exclama Pices, en tapant des mains sur ses draps afin de montrer son mécontentement.
Gaortis se précipita alors sur lui et le saisit au col afin de rapprocher son visage du sien. Ses traits, mis en valeur par la lumière des bougies, laissaient clairement éclater son courroux, si bien que le vieil homme prit peur. Une parole de trop l’aurait sans doute poussé dans ses derniers retranchements.
— Tu diras aux autres demeurés que les choses vont changer ici lorsque Lambirja passera prendre Bruegec. Oui, elles changeront…Tu peux en être certain. Vos petites demandes personnelles passeront bien après les demandes de notre Déesse. C’est elle notre priorité, vous avez eu tendance à l’oublier ces derniers temps ! Si vous désirez des femmes, vous en aurez, mais, il faudra, vous-même, aller les chercher. Et puis, avec vos physiques, cela ne devrait être qu’une simple formalité…que ce soit clair et que cela rentre dans vos têtes de dégénérés !
Pices acquiesça de la tête, les yeux baissés sur son lit. Gaortis le relâcha alors, fier d’avoir fait naître en lui la crainte. Il savait comment les manœuvrer. Tous des pleutres. Des froussards que l’ombre cherchait à dissimuler.
— Des femmes…Tu as bien de la chance que je sois calme en ce jour, continua-t-il en retournant s’appuyer sur l’arcade de l’entrée. Mon père se meurt…Je ne puis que te rappeler ce qu’il a représenté pour toi et nos frères. Crois bien que cette nouvelle me met plus le cœur en joie qu’elle ne m’attriste réellement. Tu sais que moi et lui avons toujours eu des rapports tendus. Et c’est peu de le dire ! La mort est autant une mauvaise nouvelle qu’une bonne. C’est la fin du corps physique et l’éveil de l’âme. C’est de toi dont je tiens ces propos. Tu me l’as tant dit, lorsque je n’étais qu’un petit garçon. Mon père se meurt, certains restants seront tristes, mais, moi, j’y vois le signe du destin, de la renaissance aussi. La renaissance de notre communauté. Le roi est mort, vive le roi ! Comme diraient les gens du dehors.
— Tu parlais des femmes, hésita Pices. Comprends-moi, c’est bien plus agréable que de devoir me résoudre à faire…enfin, tu vois ce que je veux dire.
— Oui, vous en aurez, tu as ma parole, dit Gaortis, d’un air dégoûté. Mais, il vous faudra faire preuve de courage. Car c’est à l’extérieur, en plein jour, que vous irez les quémander pour assouvir vos petites perversions.
— Tu veux dire que nous pourrons sortir ? s’étonna-t-il.
— Tu as parfaitement compris, malgré ton cerveau vieillissant. Tu auras toutes les permissions et c’est moi, et moi seul, qui vous les donnerai.
— Mais enfin, si Bruegec a décidé de fermer cette communauté au-dehors, c’est bien pour nous protéger, justement, de ce qu’il y a au-dehors, les autres mages, que sais-je encore ?
— Tu verras en temps voulu, dit-il, désespéré devant le travail immense qui l’attendait. Là, il est encore en vie, donc prie pour que ce départ soit le moins douloureux possible. Je suis éreinté de t’entendre te plaindre…Alors que les jours à venir se doivent d’être remplis d’espoir. Maintenant, dors, il est déjà bien tard. Et ne viens plus me gâcher mes soirées par tes petits caprices. Je pourrais être beaucoup moins aimable à l’avenir !
— Mais, Gaortis, tu sais bien que je ne te demande jamais rien quand ce n’est pas aussi important, insista-t-il. Les femmes…
— Il suffit ! gronda-t-il en lui coupant la parole. Les femmes, les femmes et encore les femmes, tu n’as que ça à la bouche.
— C’est ce que j’aimerais avoir à ma bouche…
— Je t’ai dit que tu en aurais et tu en auras ! Mais, pas ce soir !
— C’est une vieille tradition, supplia-t-il.
« Une vieille tradition » se répéta le fils de Bruegec dans la tête. Elle l’était assurément. Mais, c’était davantage une mauvaise habitude que leur avait laissée son père. En effet, afin de posséder, de leur part, toute leur confiance, Bruegec leur avait promis, plusieurs décennies de cela, de faire venir les jeunes filles du village le plus proche afin d’assouvir certaines de leurs envies. Il s’était présenté, une unique fois, à la minuscule bourgade de Scrélos, située à une demi-journée de marche de là, et avait menacé grâce à sa magie, les paysans locaux. Dans ces endroits très reculés de la Calméria, le moindre phénomène inexpliqué, comme pouvaient l’être les arts des arcanes, faisait écho à la peur des hommes, ainsi qu’à la superstition. Le nécromancien avait joué de toute sa puissance pour effrayer les habitants, et avait obtenu, très rapidement, de nombreux avantages de leur part. Une fois par mois, lorsque la lune offrait son plus bel habit blanc, ils étaient dans l’obligation de conduire l’une des plus belles filles de Scrélos, au pied de la montagne, juste aux abords du sentier menant, plusieurs centaines de mètres plus hauts, aux anciennes mines abandonnées où les praticiens de l’art noir avaient trouvé refuge. En outre, elle ne devait pas venir seule, mais avec un animal en guise d’offrande, une vache ou une chèvre la plupart du temps, transportant de quoi subvenir aux besoins de leur communauté. Bien souvent, des paniers remplis de fruits et de légumes frais, que la bête transportait avec difficulté, tant les chemins empruntés demeuraient délicats, étaient offerts à leur attention. Dès le lendemain, la fille repartait chez elle, tout aussi seule qu’elle était venue, avec les paniers vides, et sans l’animal qui lui avait tenu compagnie pour le chemin de l’aller. La fille était toujours la même, désignée par les habitants pour sa beauté. Et aussi parce qu’ils lui avaient fait croire combien il n’était pas de bon ton de s’octroyer la défiance d’envoyés des Dieux, tels que les nécromanciens. Jamais ils n’eurent pensé faire part aux autorités de Jydralta, la ville la plus grande de cette région presque abandonnée, des méfaits et de la terreur dont les nécromanciens demeuraient capables. Bruegec s’était montré intransigeant et avait usé de persuasion dans le but d’obtenir ce qu’il voulait. Ainsi, cette cérémonie d’échange, la paix contre la faim et la chair, était perpétrée depuis trente-six années. Trente-six années qui avaient fait de la jeune fille de l’époque, une dénommée Jyldia, une esclave pour deux communautés qui ne virent jamais les maux infernaux tirailler son esprit.
Quand il repensait aux nombreuses fois où il l’avait croisée dans ces tunnels, elle semblait vieillir à vue d’œil, non pas que sa beauté fut altérée, mais son attitude faisait d’elle une femme âgée marchant à petits pas, résignée comme peu de personnes l’étaient. Gaortis avait passé ses premiers moments intimes avec elle, et elle l’avait aidé à faire ce qu’il était coutume de faire en de telles circonstances, sans dire un mot, en le guidant. Souvent muette, elle souriait de temps à autre, mais était bien absente, surtout durant l’acte. Il la plaignait réellement, si bien que le désir s’était petit à petit transformé en de la pitié. Voilà ce que son père était parvenu à créer : une humaine sans âme, identique à ces morts manipulés par l’art noir, ces morts privés de parole.
— Une tradition, me dis-tu ? Tout ce qui est traditionnel n’est pas foncièrement bon ! rétorqua Gaortis. Et les traditions sont faites pour être brisées, et remplacées par d’autres. C’est ce qui risque de vous attendre fort bientôt…Je vais vous forcer à prendre un peu de responsabilités. On ne pourra pas vivre éternellement de cette façon.
— Sans doute, dit Pices, fort pensif. Mais, il faudra être prudent !
— Pour une fois, je suis entièrement d’accord avec toi.
— Surtout si l’on veut des femmes…
— Tu n’es qu’un imbécile, Pices ! Tu ne sais plus entendre comme tu le faisais si bien autrefois. Regarde toi, tu es devenu une loque, une loque humaine…Vu ton état, à ton âge, le mieux que je peux faire demeure de prier Lambirja afin qu’elle te prenne également avec elle lorsqu’elle viendra pour mon père.
Gaortis se plaça alors devant lui, agita ses mains comme s’il s’agissait d’un jeu, et, d’un mouvement, les joignit l’une à l’autre afin de les faire claquer dans un rythme très lent. Il continua à applaudir lentement, pour accompagner sa prière.
— Virta essum Lambirja. Virta essum Lambirja. Fassis closa eo fillo. Fassis closa eo fillo. Virta essum Lambirja. Virta essum Lambirja. Taquen eo fillo closus Deo. Taquen eo fillo closus Deo. Virta essum Lambirja !
Mais, ses propos ne ressemblaient plus à une prière. Il chantait plus qu’il ne parlait, toujours avec cette voix monocorde qui résonnait sur les parois.
— Arrête ! Arrête ! supplia le vieil homme. Dire cela amène le mauvais œil, tu le sais bien !
— Gaortis ! Gaortis! cria une voix, au lointain.
— Mon père m’appelle, il a sans doute besoin de moi…Je crains que ce soit notre dernière conversation de la journée. Tu as de la chance, finalement !
Et, il accourut auprès du futur défunt à toutes jambes, en laissant, derrière lui, un Pices apeuré, mais toujours empli du désir de voir la chair tendre d’une jeunesse.

À peine eut-il mis les pieds dans la cavité dédiée à son père qu’il se fit gronder devant son manque flagrant de discrétion.
— J’ai besoin de repos et de calme. Et qu’est-ce que tu as fait ? Tu beugles comme un damné dans notre demeure comme si le reste de notre communauté n’avait pas d’importance ! s’exclama Bruegec, en crachant fortement. Cette fichue toux…Elle m’épuise…
— Vous pourriez avoir la décence de mettre vos mains devant la bouche au lieu de me balancer tout ça au visage. Pour tout vous dire, je m’entretenais avec Pices.
— C’est donc pour ça que tu gueulais comme un sourd !
Et il toussa une deuxième fois, si bien que son fils le redressa, malgré tout, sur son lit.
— Quand est-ce que cela va finir ? demanda-t-il, désespéré.
Jamais il n’avait vu son père aussi démuni. Parfois, il feignait la maladie, notamment lors des saisons les plus froides. Mais, en cet instant, avancé, de la nuit, la douleur prenait réellement l’ascendant sur son bien faible corps. Pourtant, son destin n’émut pas spécialement son fils, qui voyait en son impuissance un juste retour des choses tant son existence avait été érigée dans le seul but de satisfaire son père.
— Quand Lambirja aura décidé qu’il en soit ainsi. Je ne sais pas quoi vous répondre. Mais, j’espère très bientôt.
— Il faudrait peut-être l’aider dans son œuvre, suggéra Bruegec. Pour mon bien et pour ton bien également. Je sens qu’il ne me reste plus beaucoup de temps, mon fils. Je sens son aura envahir cette pièce, elle se prépare à recueillir l’un, si ce n’est le plus fidèle de ses serviteurs. Peux-tu le ressentir ?
Gaortis tenta de percevoir chaque parcelle de magie, dissimulée dans l’air étouffant de la grotte. Mais il sentit surtout une odeur digne des pires égouts de la capitale. Une odeur fétide, digne d’un mort pourrissant depuis des jours.
— Père, vous vous moquez de moi ! Vous vous laissez vraiment aller ! gronda-t-il alors qu’il venait de comprendre que son géniteur avait laissé ses intestins faire leur travail.
— Ce n’est qu’un accident, et puis je suis certain que Pices devait sentir plus mauvais encore que ça.
— Certes…
— Concentre-toi, par Lambirja !
Par ses sens dorénavant ouverts et alertes, il put clairement percevoir de nombreuses particules voler au travers de la chambre, minuscules odes à la nécromancie. Mais, ses ondes ne demeuraient pas l’œuvre de son père, c’étaient celles d’une entité supérieure.
— Oui, elle est là. Se déplace-t-elle toujours d’elle-même pour accueillir ses enfants ?
— Je ne t’apprendrai rien en te répondant. Tu as déjà en toi cette certitude.
— C’est un honneur qu’elle se déplace en personne. Rien que pour vous. Cela doit beaucoup signifier.
— Elle le fait pour tous les nécromanciens, et elle le fera pour toi…Quand ce sera ton heure. Je te souhaite de ne pas subir ce que je subis maintenant, dit-il, en portant, cette fois-ci, les mains à sa bouche afin d’étouffer le bruit épais qui en sortait.
— Un peu d’eau, père ? Je ne vous proposerai pas à manger.
— Ce que j’en ai assez ! Regarde-moi, et regarde les ravages de la vie. J’ai soixante-deux ans, depuis quelques semaines, et l’on me donnerait, au moins, dix de plus ! Cela n’est-il pas vrai ?
— Je ne saurais vous mentir, père, approuva-t-il. Il est vrai que vous paraissez plus vieux. Mais, ce n’est qu’un état mental, et…
— Arrête tes boniments, c’est faire une insulte à mon intelligence, le coupa Bruegec. Je suis vieux, autant dans la tête que dans mon corps. Sinon elle ne viendrait pas m’entretenir pour la dernière conversation. Tu vois, tu te moques de moi. Pourtant, en ces derniers moments, je suis serein.
— Deviendriez-vous sage à l’aube de votre vie ? Il y aurait tant de choses à vous faire pardonner que j’avouerai, ma foi, qu’il s’agirait d’un bon début.
— Ton insolence va grandissante, avec mon déclin. Mais, tu as raison d’en profiter, ne l’aurais-je pas fait en de telles circonstances ? Si tu savais, nous nous ressemblons bien plus que tu ne veuilles l’admettre.
Gaortis serra alors les poings, en dehors de la vision de son père. Il perçut comme une insulte le simple fait que l’on pouvait éventuellement les comparer.
— Je ne suis pas comme vous, grinça-t-il entre ses dents.
— Soit…Tu vois comme je peux aussi t’agacer si je le souhaite, il n’y a pas que toi qui as ce privilège…Toi, qui me parlais de Pices tout à l’heure, regardes ces mains. Sont-elles plus anciennes que celles de mon dément confrère ?
— Toutes aussi ridées, je le crains. Moins utilisées à faire ce pour quoi elles sont conçues, j’en suis heureux…votre esprit n’est guère comparable. Comme vous l’avez dit, c’est un dément, et c’est peu de le dire. Il a perdu sa tête. Et il m’est impossible de savoir quand cela est arrivé.
— Tu admets donc que je suis plus apte que lui à exercer certaines fonctions au sein de notre communauté.
— Non, ce serait vous faire bien trop d’honneurs. Mais, entre la folie et la raison restante, il demeure un fossé évident. Savez-vous ce qu’il m’a dit ? Il m’a demandé de faire appel aux vieilles traditions concernant les femmes. C’était « essentiel » à ses yeux.
Bruegec se mit à rire devant cette présentation des faits pour le moins directe. Il connaissait bien son vieil ami Pices, mais ne lui parlait plus depuis des semaines et des semaines, puisqu’il n’avait plus de temps à perdre avec cet homme irraisonné. Il était devenu obsédé par l’absence des femmes, une absence qu’il trouvait intolérable. Il le répétait sans cesse, toute la journée, à ceux qui avaient la malchance de tomber nez à nez avec lui.
— Sacré Pices ! Toussa-t-il alors, s’étant laissé trop emporter par son rire.
— Je suis heureux de voir combien cela vous amuse. Mais cela ne m’amuse pas d’être entouré ainsi de décérébrés.
— Lui as-tu serré la main, avant de partir ?
— Père ! Je ne suis pas fou !
— C’était quelqu’un de fidèle et d’intelligent, qui m’a toujours montré de son respect. Il a fortement contribué à la fuite de nombres de nos confrères. Sans lui, nous ne serions pas là.
— Je n’ai jamais douté de son intelligence, vous pouvez me croire. Sans doute l’a-t-il perdu après sa jeunesse, dit Gaortis en guise de provocation en conservant un ton ironique.
— Dire qu’il s’est occupé de toi comme s’il s’agissait de son propre fils !
— Il était sans doute obligé de le faire, étant donné que c’était, au demeurant, votre devoir, lui reprocha-t-il. C’est vrai que je lui dois certaines de mes leçons, mais l’image qu’il me laisse maintenant est bien plus trouble.
— Enfin, nous y arrivons ! s’exclama Bruegec. Le fait est que tu ne désires plus vraiment vivre ici avec nos compagnons. Tu l’as dit, et tu le penses. Comme je te comprends…
— Gardez vos remarques déplaisantes pour vous, père. Je ne faisais que parler de l’attitude de certains, rien d’autre. Notre communauté est ce qu’elle est, elle a ses qualités et ses défauts. Néanmoins, je ne peux cacher qu’elle se doit de changer si elle veut survivre, dit-il, sérieusement, en lui tendant un verre d’eau, voyant qu’il s’apprêtait, une nouvelle fois, à s’étouffer avec sa salive.
— Je vois où tu veux en venir.
— Et je vois aussi que vous alliez me critiquer encore, et encore, le coupa-t-il. Comme vous l’avez toujours fait. Je vous connais si bien.
Bruegec se redressa sans son aide, et le dévisagea, un étrange sourire sur ses lèvres. Lui aussi le connaissait bien, même s’il n’avait pas, finalement, passé beaucoup de temps avec son fils. Il lui avait légué son impétuosité naturelle ainsi que cette volonté constante de rébellion intérieure. Il était comme lui lorsqu’il demeurait encore au sein de la guilde des mages. Téméraire et n’écoutant que lui-même.
— Tu ne laisses même plus le temps, au vieil homme que je suis, de terminer ce qu’il avait à te dire…
— Veuillez m’en excuser, mais qu’avez-vous réellement à m’offrir en dehors de vos remontrances ? Père, il est grand temps de vous reposer, afin de préparer la venue de Lambirja.
— Je suis vieux, tu devrais m’offrir un peu de ton respect. Lambirja saura attendre, ne t’inquiète pas. Elle viendra cette nuit. Je le sens.
— Puissiez-vous avoir raison, dit Gaortis en levant les bras en l’air.
— Tu es parfois conciliant, mais jamais avec moi.
— Vous m’avez montré la voie à suivre. Après, si elle n’était pas la bonne, vous auriez pu me faire découvrir d’autres manières d’être.
— La vie d’un nécromancien est, la plupart du temps, plus courte que celles des autres mages. J’aurai pu vivre quatre-vingts, voire quatre-vingt-dix ans, si j’en étais resté aux pratiques habituelles.
— Heureusement que vous avez opté pour l’art noir, il m’aurait été difficile de vous supporter plus longtemps, cracha-t-il.
— Accepter l’art noir, c’est accepter la grandeur. C’est l’une des plus grandes promiscuités qu’un mage peut avoir avec sa déesse. Utiliser la nécromancie, c’est en accepter les conséquences, nous pouvons éveiller les morts, mais uniquement en prenant la force nécessaire à ce prodige à l’intérieur de nous, en prenant sur notre propre vie.
— Je le sais, je n’ai pas besoin d’une autre leçon…, soupira Gaortis.
— Assieds-toi, je te prie. J’ai tant de choses à te dire.
Gaortis fut, dans un premier temps, soupçonneux devant cette attitude nouvelle, plus prompte à la conversation. Pourtant, il vit une lueur de sincérité autant dans le regard du futur défunt que dans la si soudaine douceur dans le timbre de sa voix. Ainsi, il s’accroupit à ses côtés, en prenant soin de pousser les quelques bougies traînant autour du lit. Le sol était rugueux et humide, si bien qu’il pouvait ressentir sur ses fesses la désagréable impression de s’être assis sur une flaque d’eau.
— Je vois que, pour une fois, tu m’as écouté.
— Disons que je vais respecter les dernières volontés d’un mourant, même si cela me pèse à un point que vous ne pouvez imaginer.
— Il faut toujours faire attention à ce que l’on dit. Cela pourrait te jouer des tours.
— Pourquoi être tant avare de conseils, père ? Serait-ce la mort dans son plus bel habit d’apparat qui vous fait frémir à ce point et vous fait regretter bien des actes ?
— Avoir peur ne changera rien. Je dirais même que j’attends cette délivrance avec beaucoup d’impatience. Je ne voudrais pas terminer comme Pices après tout. J’ai encore un peu de raison en moi, quoique tu en penses.
— Vous avez toujours eu ce « peu de raison ». Malheureusement pour les autres, elle n’a jamais grandi.
— Tu as eu toujours en toi ce don pour m’amuser tellement ta langue est pareille à celle d’un serpent. Heureusement pour moi que tu ne mordes pas et que ton venin ne se propage pas dans mes veines.
— C’est votre venin qui coule dans mes veines. Votre sang. Rien que votre sang, dit Gaortis, baissant les yeux vers le sol.
— Non, tu as, en toi, mon sang et celui de ta mère…Tu me hais surtout parce que je n’ai pu la faire venir ici, que je ne l’ai pas sauvée. Voilà la vérité.
— Votre argument ne tient pas, père. Je ne l’ai jamais connue, donc il ne peut y avoir un manque.
— C’est un manque physiologique, c’est abstrait. Mais, tu ne peux nier, mon fils, que tu me hais par-dessus tout. Tu as, aussi, en horreur cette communauté.
— Si c’est ce que vous désirez entendre, je me ferais une joie de ne pas briser le cœur d’un mourant. Oui, je vous hais. Depuis mon enfance. Et, oui, cette communauté, remplie d’êtres aussi abjects les uns que les autres, me dégoûte à un point tel que je me dois de retenir mon estomac lorsque je vous parle afin de ne pas vomir…Êtes-vous satisfait de la réponse ? Le nargua-t-il.
— Disons qu’à défaut de satisfaction, elle remplit correctement son office, celui de ne point cacher le fond de ta pensée. Avec un tantinet trop d’insistance, je dois l’avouer.
— Mon père…satisfait d’une chose que j’ai faite…je ne pensais pas que cela arriverait un jour, se mit-il à applaudir calmement, sans le moindre enthousiasme.
— Cesse de faire l’imbécile, dit-il en crachant sur le sol. Je suis sérieux. Écoute-moi, attentivement.
— Je ne suis pas aussi sénile que vos anciens compagnons. Guère besoin de m’approcher pour que mes oreilles entendent ce que vous avez à me dire.
Bruegec, toujours assis, lui fit les gros yeux, et leva la main devant son fils, comme s’il allait le frapper. Manœuvrer avec lui s’avérait être plus ardu qu’il ne l’eut pensé. Et il avait tant à lui dire avant que Lambirja vint.
— Pas la peine de vous montrer violent! S’obstina Gaortis. En plus, je vous déconseille fortement de devoir user de vos dernières forces, vous pourriez bien le regretter. Je sais, moi aussi, faire preuve de détermination quand il s’agit de me défendre. Vous le savez bien…Si vous avez tant de choses à me dire, gardez de votre énergie. Surtout que, même si vous me frappiez, je ne suis pas sûr de ressentir quelque chose.
— Tu es d’une insolence rare.
— Insolent ? Non, pas du tout. Je n’aime simplement pas que l’on me prenne pour un idiot. Depuis tout à l’heure, vous n’arrêtez pas de faire des ronds de jambe. Vous en viendriez même à me flatter ! Ce que vous n’avez jamais fait durant votre vie. Alors, je vous en conjure, si vous désirez tant vous entretenir avec moi, de manière sérieuse, allez droit aux buts que vous vous êtes fixés. Pour une fois, soyez franc autant que je le suis avec vous, père !
— Si tu arrêtais un tant soit peu de me couper la parole avec tes remarques désobligeantes, peut-être parviendrais-je à parler ! lui fit-il remarquer, non sans une once de colère.
— Allez-y…, soupira Gaortis.
Le vieux nécromancien sut alors que le moment était venu pour lui de se livrer comme il ne s’était jamais livré à son enfant. Pour autant, à ses yeux, toutes ces années à lui tourner volontairement le dos n’étaient pas vaines. Il l’avait fait pour lui, pour qu’il devint plus aigri, incontestablement, mais plus fort.
— Tu n’as pas spécialement à juger le bien-fondé de l’existence de ce terrier. Tu n’étais pas là lorsque tous les événements, amenant à notre chasse, ont été mis en œuvre, de consorts, par certains puissants. Je me suis révolté. Nous nous sommes révoltés, enfants de Lambirja, praticiens de l’art noir, afin de pouvoir utiliser ce pour quoi nous étions nés et faits. Et nous nous sommes enfuis. Pourquoi crois-tu que je les ai amenés ici ? Parce que, simplement, c’était l’endroit le plus sûr qui soit. Je connaissais ces mines, on y a creusé la roche pour y extraire, autrefois, le charbon, avant que l’on ne découvre cette huile magique qu’est le Raliam.
— Je connais ces histoires, père, dit Gaortis, las. Je les connais. Je les connais. Je les connais !
— Je sais, mais…
Il se mit alors à tousser comme jamais, si bien qu’il eut l’impression que sa gorge se déchirait sous l’impulsion de la révolte intérieure que connaissait son corps. Son fils se leva, chercha un autre verre d’eau au baril le plus proche, alors que sa trachée émettait un bruit inquiétant.
— Tu vois, je n’en ai plus pour longtemps, dit-il après avoir bu et repris un peu sa respiration. Cette saleté de maladie qui s’est incrustée en moi tel un parasite ! C’est sans doute le prix à payer…
— Cette Larji Vando ?
— Oui cette sale maladie que nous seuls pouvons contracter !
— En quoi est-elle la conséquence de vos actes ? Je sais très bien que seuls les nécromanciens, ayant usé et abusé de leurs pouvoirs, sont susceptibles de la contracter. Mais, elle n’apparaît plus que dans des cas extrêmes. Or, même si vous me l’avez enseigné, vous ne pratiquiez l’art noir qu’avec parcimonie. Vous n’êtes pas comme les autres qui pratiquent la nécromancie sur n’importe quels animaux ou insectes qui auraient le malheur de s’aventurer dans ces tunnels. S’ils croient qu’ils pourront découvrir certains mystères, ils se trompent lourdement. Quel est l’intérêt de pratiquer notre magie sur des animaux ? D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi vous ne vous êtes jamais intéressés à des cadavres humains…
— Ne soit pas plus idiot que tu ne l’es, mon fils, soupira Bruegec. Comment aurais-je pu faire venir, en ces lieux, des corps pour nos études ?
— Vous auriez pu laisser nos confrères libres de sortir, comme vous le faites lors de la nuit. Là, ils tuent des rats…l’autre fou, là, Gardius, il les a même nettoyés, et a essayé de faire un instrument de musique avec chacune des têtes ! Il tape dessus, avec un couteau, comme si le bruit pouvait être mélodieux…
— J’ai toujours su qu’il avait une âme d’artiste en dehors de son âme noire.
— Si vous les aviez amenés, un tantinet, vers la lumière du jour…Au lieu de ça, vous nous avez enfermés comme des chiens, sans espoir de voir la lumière.
— Crois-en mon expérience, la lumière n’apporte rien. Et puis, les autres ne s’en sont jamais plaint, il n’y a guère que toi à faire cette remontrance. C’était trop risqué…pour vous.
— Peut-être ne suis-je pas destiné à rester ici toute ma vie ? À être entouré d’incapables ! Regarde-les, père ! Vous atteignez tous un âge critique, et notre communauté s’éteindra bientôt, quand Lambirja demandera aux siens de la rejoindre, comme elle le fait avec vous. Était-ce cela notre destin ? Tomber dans l’oubli ?
— Malgré tes critiques perfides, je ne peux que voir en toi un attrait certain pour l’extérieur. Je vois clair en toi, inutile de me le cacher. D’ailleurs, je ne te blâmerai point, comme tu me blâmes depuis longtemps. Tu n’as jamais aimé ta vie, et tu m’en veux. Tu nous en veux, à tous. Mais, c’est tout à fait normal d’éprouver ce genre de sentiments. Et je sais aussi que tu ne souhaites pas prendre ma succession, dit-il avant de se rincer la glotte.
— J’y ai songé, je ne peux pas le nier.
— Voilà qui est du franc-parler.
Gaortis se remit alors debout, pour faire les cent pas. Son père le suivit des yeux, non sans voir en lui sa propre image lorsqu’il était intégré à la guilde des mages et que la suspicion concernant la pratique de l’art noir était des plus pesantes.
— Combien reste-t-il de nécromanciens ? Combien de personnes sont des adeptes de notre Déesse ? demanda-t-il, inquiet.
— Il en reste onze ici. Bientôt dix…
— Et, en Calméria ?
— Je crains de ne pouvoir te répondre avec exactitude. Lorsque la grande chasse fut proclamée, nous étions tout au plus une trentaine, mais beaucoup ne sont plus de ce monde. Je pense que tu dois être le dernier à avoir reçu la bénédiction de Lambirja ainsi qu’une étude poussée concernant l’art noir. Je fus en contact avec l’un des nécromanciens les plus puissants. Ce n’était pas un ami à proprement parler, mais un esprit brillant. Je sais qu’il s’était enfui vers l’est de Bilacha, la grande cité, alors que le désordre régnait dans la guilde des mages. Nous avions entretenu, lui et moi, une correspondance durant quelques années. Mais ce temps est bien fini, la dernière lettre que je lui ai envoyée n’a jamais eu sa sœur en retour…Qu’est-il advenu de lui ? Je ne le sais pas.
— Il ne reste donc plus aucune personne susceptible de nous rejoindre ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Cela aurait été étonnant, le railla Gaortis.
— Inutile de te moquer d’un pauvre vieillard…Chacun a cherché à sauver sa vie, à sa manière. Mais, ce dont je demeure sûr, c’est que tu trouveras toujours des personnes qui souhaitent le devenir dans le pays. Il te faudra juste chercher un peu, là où tu t’y attendras le moins. Mais pourquoi cette question ?
— Moi qui pensais naïvement que vous en possédiez déjà toutes les réponses. Me voilà fort déçu.
— Je les connais, mais, j’aimerais te l’entendre dire. Ce sera bientôt toi le chef de cette communauté, il est donc grand temps que tu prennes tes responsabilités.
— Chef de ces bons à rien ! Qui vous dit que je le souhaite réellement ? Le défia-t-il du regard.
— Ainsi donc, voilà la réponse à ma question ou, plutôt, la confirmation de ce que je pensais à ce sujet. Tu ne veux pas prendre ma succession.
Gaortis se mit alors à rire à gorge déployée comme il ne le faisait que trop rarement. Il n’était pas dupe. Son père l’avait deviné depuis fort longtemps.
— Les gens parlent de succession, père, uniquement lorsqu’il y a du pouvoir à la clé, affirma-t-il, en continuant à rire. Prendre la succession d’un noble, prendre la succession d’un Roi, cela a de la prestance, cela donne envie…Là, vous me proposez de devenir l’instance suprême d’une communauté d’incapables. C’est un trône de pacotille que vous m’offrez.
Une douleur dans la poitrine vint déchirer le corps de Bruegec qui poussa des hurlements de douleur. Comme si on lui enfonçait une aiguille brûlante dans le cœur. Il en eut le souffle coupé par la surprise.
— Père ! Père ! cria-t-il voyant que sa souffrance ne demeurait pas feinte, alors qu’il s’avança pour le secouer.
— Saleté !
— Moi qui pensais vous être utile…
— Mais je ne parle pas de toi, bougre d’idiot ! Mais de cette foutue maladie…
— Je m’inquiétais pour vous, vous ne sembliez plus en mesure de respirer, et vos yeux révulsés m’ont poussé à tenter de vous malmener. Mais, je vois que vous avez repris du poil de la bête, du moins verbalement…
— J’ai hâte. Tellement hâte.
— Je vous trouve impatient. Seriez-vous un philosophe qui s’ignore, en restant ainsi de marbre devant sa venue ?
— Nous savons ce qu’est la mort, ce qu’elle représente. As-tu peur de la mort ?
— Non, bien sûr que non.
— Et pourquoi à ton avis ? sourit, malgré sa fatigue, Bruegec.
— Parce que nous la servons et que nous la comprenons, dit-il, sans réfléchir. Enfin, père, nous avons déjà eu ce genre de conversation de nombreuses fois. Seriez-vous en train de devenir sénile ?
— Nous le sommes tous déjà, plus ou moins. Même toi, enfermé ici comme dans un cloître depuis des années. N’était-ce pas une chose que tu me reprochais ?
— Je dois le reconnaître. Et je vous reproche surtout de me léguer que de la désolation, celle que vous avez engendrée par votre obstination ainsi que vos certitudes. Alors il me parait logique de ne pas vouloir prendre ce que vous me laissez !
— Cela ne me choque même pas. Et je vais sans doute te surprendre à t’encourager à voler de tes propres ailes.
Le visage de Gaortis en dit long sur cette annonce pour le moins surprenante. Il avait toujours imaginé son père le pousser à reprendre d’une main ferme, la communauté des quelques praticiens, de l’art noir, restants. Mais le voir ainsi lâcher une telle pression constante lui fit l’effet d’un choc. Ainsi, il se demanda, une nouvelle fois, s’il ne jouait tout simplement pas avec ses nerfs.
— Pardon ? balbutia-t-il.
— Oui, tu m’as parfaitement compris, mon fils. Que crois-tu donc ? Que je demeure totalement aveugle ? Te faire rester ici n’amènera rien de bon pour l’art noir. Tu parlais de « trône de pacotille ». Je crois que cette image est parfaite. C’est bien une place qu’il n’est pas agréable de prendre. De plus, cette communauté va bientôt disparaître, elle va s’éteindre au fur et à mesure que Lambirja rappellera à elle tous ses enfants. Et, qu’est-ce qu’une Déesse sans aucun culte ? Une Déesse vouée à l’oubli. Nous ne pouvons ni le tolérer ni le permettre, elle nous a tant donnés.
Gaortis trouva ses paroles d’une grande justesse si bien qu’il ne s’évertua pas à se montrer indélicat avec le mourant.
— Cela est vrai, reconnut-il. Des paroles remplies de sagesse comme…
— …J’en tenais si peu. Tu peux le dire, je ne t’en voudrais pas.
— Mais pourquoi donc n’avez-vous pas cherché à partir d’ici ? Pourquoi avoir été aussi borné ?
— C’est dans ma nature. Et j’avais des responsabilités. Et, ne me parle pas des autres nécromanciens…j’avais des responsabilités, surtout envers Lambirja. Et mon projet.
— Quel projet ? Je sais que vous travailliez beaucoup, mais vous avez toujours su me mettre en dehors de vos recherches, pour des raisons que j’ignore d’ailleurs.
Il se souvint alors des longs et des longs moments d’attente, alors que son père travaillait seul dans sa caverne. De longues journées sans sa présence. De longues journées à n’avoir, comme seule compagnie, que livres, bougies et vermine.
— Ce projet qui a abouti, enfin je le pense…, dit-il, d’une voix soudainement éteinte. Par Lambirja, qu’est-ce que je me sens fatigué ! J’ai l’impression d’avoir vécu deux vies à la place d’une seule.
D’une main qu’il eut bien du mal à lever tant son état devenait préoccupant, Bruegec désigna un coin dans la pénombre, un endroit rarement éclairé, où résidait une table avec plusieurs ustensiles ainsi que quelques potions. Il s’agissait de l’endroit où il avait passé la majeure partie de son existence, sa table d’alchimie, laissée à l’abandon depuis plusieurs mois. Le bois était tellement usé et si mouillé qu’il dégageait une odeur de moisi désagréable.
— J’aurais tant voulu que vous m’appreniez à m’en servir, regretta Gaortis soudainement fort pensif.
— Je n’en ai pas eu le temps, il m’aurait sans doute fallu une troisième vie…
— Qu’avez-vous créé ?
— Qui te dit que je suis parvenu à créer quelque chose ?
— En alchimie, on crée plus que l’on ne détruit, mais ces créations ont toujours des conséquences, et un prix certain, dit-il, comme s’il récitait une leçon.
— C’est pourquoi cet art est très proche de celui de la nécromancie, poursuivit Bruegec. Il faut donner beaucoup de soi pour parvenir au résultat escompté. Je suis étonné que tu sois ainsi persuadé de ma réussite.
— Vous êtes presque de l’autre côté du voile, père. Généralement, les mourants font le point sur leur existence, réfléchissant sans cesse à leurs réussites ou à leurs erreurs. Vous prenez avec moi un ton léger depuis peu, vous pensiez à me léguer le fruit de vos découvertes. Ne me prenez pas pour un simplet. Si vous insistez tant sur ce point, c’est que vous êtes parvenu, je ne sais pas quels moyens, à créer une chose unique.
— Ta perception m’étonnera toujours. Mais sans doute suis-je moins subtil, à la veille de ma mort, dans l’art de manipuler les gens.
— Sans vouloir vous offenser, vous l’êtes assurément moins. Alors, dites-moi, quel est donc ce projet ? Ou ces responsabilités que vous désirez tant me donner ? Je n’aimerais pas que vous entraîniez, avec vous, certains de vos secrets.
Le vieil homme tourna son regard vers le mur sur lequel était collé son lit.
— Par là, tu ne ressens rien ?
— Je crains de ne pas comprendre.
— Ferme tes yeux, et concentre-toi comme tu l’as fait, tout à l’heure. Lambirja pouvo estus. Lambirja pouvo estus. Lambirja pouvo estus.
— Pas de mauvais tour !
— Mais non ! Lambirja pouvo estus. Lambirja pouvo estus. Lambirja pouvo estus.
Gaortis ferma ses paupières, et attendit patiemment.
— Pourquoi donc faire appel aux pouvoirs de notre Déesse
— Lambirja pouvo estus. Lambirja pouvo estus. Lambirja pouvo estus, continua le vieil homme sans prendre soin de répondre.
Son fils ressentit alors un léger picotement sur ses mains, sa nuque, sa peau, puis sur son être. Une aura magique se dégageait au lointain. Mais ce n’était guère la présence de la Déesse cette fois-ci. Elle demeurait bien à ses côtés, mais il s’agissait d’une force nouvelle, ténébreuse, qui s’éveillait après un long sommeil. Une onde qui venait du nord, à plusieurs lieux de là. Il se sentit entraîné par sa puissance, elle dévorait tout sur son passage afin de délivrer son appel. Gaortis se redonna à la faible lumière des bougies, soudainement éreinté.
— De l’art noir ! À l’extérieur de cette prison ! s’exclama-t-il, sans y croire réellement.
— Lambirja pouvo estus. Ainsi est le pouvoir de notre Déesse. Il est partout, palpable. Il illumine notre foi !
— Mais ce n’est pas le fait d’un homme, ce pouvoir est bien trop constant pour être le fait d’un homme. Je peux encore le ressentir…
La toux de Bruegec se fit plus épaisse, et il ne put maintenir en lui toute sa maladie, si bien qu’il faillit s’étouffer.
— Père !
— Je vais bien, je vais bien, articula-t-il avec difficulté.
— Serait-ce vous à l’origine de ces ondes ?
— Je suis heureux de voir que tu t’inquiètes plus pour cette chose que pour ma santé…
— Vous l’avez dit, le temps presse. Qu’est-ce donc ? insista-t-il.
— C’est si long à expliquer. Et je ne suis pas certain que tu possèdes les connaissances nécessaires à sa compréhension.
— Vous continuez à me sous-estimer…Venez-en aux faits, si vous ne désirez pas vous attarder sur des détails qui risquent de m’échapper, dit-il, avec ironie.
— Tu vois, mon fils, j’ai fait des erreurs durant ma vie, mais je puis m’enorgueillir d’avoir réussi à forger un concentré de mon savoir en une pierre. Car l’objet dont il est question est une pierre que j’ai, de mes mains, assemblée. J’y ai passé des jours et des jours, où je suis resté enfermé ici, sans voir ne serait-ce que le vent de l’extérieur. Son pouvoir est grand. Et difficilement contrôlable, je le crains réellement. Tu me parlais de nos confrères nécromanciens qui vivent encore actuellement avec nous. Le fait que tu ne veuilles point te préoccuper de leur sort montre autant un entêtement que de la perspicacité, car tu t’es bien rendu compte qu’il ne te serait pas possible de tirer de l’intelligence chez eux…Lorsque j’ai créé cette pierre, il était évident que je ne pouvais le leur montrer. Ils n’auraient pas compris, et je n’avais plus guère de confiance en leurs actes. Tu les considères comme des fous, comme des demeurés. Et c’est bien là de la justesse que de les voir à leur véritable valeur. J’ai donc évité de leur en parler. Quels usages déplacés auraient-ils pu faire de cette découverte ?
— Ils n’auraient peut-être rien fait, à cause de leur ignorance. Comme toujours, en fait.
— Impossible ! Ils sont bien trop curieux. Qu’aurais-tu fait à ma place ?
— J’aurais…sans doute fait comme vous, je l’aurais caché, acquiesça Gaortis. Après tout, tout le mérite vous revient, même si je ne sais toujours pas de quoi il en retourne.
— Tu te montres raisonnable. C’est pourquoi, lors de mes quelques sorties vers le monde extérieur, je suis remonté près de Jydralta, vers d’autres mines abandonnées dont je connaissais l’existence grâce à ces idiots de paysans. Et j’ai trouvé, dans les entrailles de la terre, une immense cavité, avec plusieurs veines de minerais, où j’ai pu glisser la pierre. Afin d’en atténuer le pouvoir et de la dissimuler aux yeux de tous, j’ai fait ébouler plusieurs roches, afin de la recouvrir totalement. D’ailleurs, je me souviens parfaitement comment son aura a disparu sur le champ. C’était une délivrance. Une vraie délivrance. Elle était devenue un fardeau, et me rendait paranoïaque.
— Si je puis me permettre, vous l’avez toujours été, précisa son fils.
Bruegec lui lança alors un regard si noir qu’il eut envie de lui tirer la langue, comme un enfant malpoli.
— Vivre avec cette pierre demeurait une angoisse permanente et,…
Cette attente devint insupportable pour Gaortis. Soit son père n’était point décidé encore à lui révéler ce qu’il savait, soit il était suffisamment conscient pour se moquer de lui. Il montra clairement qu’il perdait patience, avec une haine décuplée.
— Écoutez, père ! lui lança-t-il en approchant son visage du sien. Tout ceci est aussi passionnant que de regarder les autres faire leurs besoins dans les tunnels ! Dites-moi donc à quoi sert cette soi-disant pierre que vous avez bâtie par vos talents. Si bien sûr cette histoire n’est pas inventée de toute pièce par votre esprit belliqueux…
— Mettrais-tu en doute ma parole ? demanda-t-il, sèchement. En quoi serait mon intérêt que de te mentir alors que dans quelques heures sûrement, je ne serais plus de ce monde ?
— Vous avez toujours su brûler ma patience comme ces flammes brûlent la cire, et je n’ose parler de ma crédulité.
— Si tu es encore crédule, c’est à mettre sur le compte de ta naïveté ! Tu prends trop de choses à cœur, même si se servir de son cœur peut être bien utile parfois…
— Vous qui me parlez de cœur…Si vous en avez un, dites-moi, enfin, à quoi peut bien servir votre création ! pesta Gaortis.
— Disons que c’est un cadeau que je te fais, un présent, autant de Lambirja que de ma part, la récompense pour tant d’années de souffrance.
— Tant d’années de souffrance, répéta-t-il. C’est peu de le dire.
— Un vrai nécromancien ne regarde ni le temps qu’il met à accomplir des prouesses, à défier certaines lois naturelles, ni les souffrances qu’il endure pour parvenir à ses fins. En réalité, un praticien de l’art noir ne s’accomplit que dans la souffrance. Il doit se perdre dans ses propres douleurs afin de satisfaire notre Déesse, dit Bruegec solennellement.
Son fils connaissait ces préceptes sur le bout des doigts, tellement il les avait entendus. L’art noir portait bien son nom, le même nom que lui avaient donné les hautes instances de la guilde des mages. Manipuler les morts n’était jamais sans contrepartie. La peau décrépie, et fortement ridée du vieil homme, en était la preuve. Une preuve peu ragoutante.
— Et créer cet artéfact m’a bien plus coûté que du simple temps, poursuivit-il. Mais, tous ces efforts furent récompensés. Un amplificateur de magie, voilà ce que représente cette pierre. L’art noir, grâce à elle, est décuplé.
Gaortis ne sut répondre devant cette révélation. Si tel était bien le cas, son fou de père était parvenu à braver les limites de leur magie, une limite que beaucoup de nécromanciens s’étaient évertués, en vain, à braver. Pourtant, il ne voulut point lui montrer son admiration. Son père s’en serait enorgueilli plus que de raison. Rien que cette idée lui donner la nausée.
— Un amplificateur me dîtes-vous, dit-il, en feignant l’absence de surprise. Je comprends parfaitement en quoi cette technique consiste, en revanche j’ai besoin d’un éclaircissement si vous me le permettez…
— Je me doutais bien que tu aurais besoin d’explications plus précises, le toisa-t-il, en toussant.
— Des explications ? Non, nullement. J’ai déjà lu nombre de manuscrits à ce sujet. J’imagine donc que vous avez usé de techniques liées à la magie plus traditionnelle pour y arriver, rétorqua-t-il dans le but de faire taire l’égocentrisme de Bruegec.
— C’est vrai. J’ai lié plusieurs arts, afin de…, commença-t-il.
— Pourquoi avoir œuvré en ce sens ? demanda Gaortis, en le coupant sans aucune gêne. J’ai bien ma petite idée à ce sujet, mais j’aimerais l’entendre de votre bouche.
— La politesse n’a jamais été ton fort.
— Je suis à votre image : impoli, discourtois et ambitieux. Je suis votre fils, après tout. Vous ne me diriez pas tout cela avant votre mort si tel n’était point le cas.
Toutes ces considérations d’ordre techniques ne l’intéressaient guère, il lui aurait fallu plusieurs semaines afin de les assimiler. Il désirait seulement l’essentiel, la venue de Lambirja pouvant intervenir à tout instant. Il sentait sa présence de plus en plus grandissante dans cette chambre de pierres.
— Tu as oublié de parler de la détermination, ajouta Bruegec en grimaçant. Connais-tu le rêve de tout nécromancien ?
Son fils se remit debout pour se dégourdir les jambes, il en avait assez de rester ainsi, les jambes en tailleur à le regarder. Il fit quelques pas autour du lit, puis se dirigea vers la table qui avait vu naître ce qui était sans doute un véritable exploit. Il passa ses ongles sur le bois afin de le faire crisser, ce dont son père avait horreur.
— Serait-ce pour me tester une dernière fois avant de vous éteindre que vous me posiez cette question ? En ria Gaortis. Il est évident que ce rêve m’est acquis. Tout nécromancien a pour ultime ambition de maîtriser autant la chair que l’âme. Même si parfois, vu ce qui nous entoure, on peut, légitiment, se demander les raisons d’un tel intérêt…à cause de nos manquements, nous n’avons toujours été capables que de maîtriser la chair. Nous commandons aux morts, certes, mais sommes dans l’obscurantisme le plus total, s’agissant de comprendre leur histoire, ce qui les ont faits…Seuls certains prêtres au service de Placidel ont le pouvoir de toucher leur âme, mais uniquement lorsque le défunt est mort depuis peu. Nous ne pouvons pas avoir le contrôle de leur âme ! C’est ce qu’il nous manque le plus afin de posséder un pouvoir total !
Mais, lorsqu’il se retourna pour montrer combien la question de son père n’avait que peu d’intérêt et qu’il n’avait rien à apprendre sur ce sujet, il se rendit compte que Bruegec se tenait la poitrine d’une main crispée. Cette dernière déchirait quasiment ses habits, tant la douleur demeurait forte.

— Père, ce n’est pas le moment ! Pas encore le moment ! cria-t-il afin de le réveiller.
Bruegec, suite à sa dernière crise, avait basculé de son lit pour atteindre le sol glacé et poussiéreux. Gaortis l’avait enroulé dans ses draps et le tenait entre ses bras, comme les parents tenaient leur nourrisson pour les dorloter. Il savait qu’il était encore parmi eux, mais cette attaque ne laissait présager rien de bon quant à son espoir de l’entendre une dernière fois. Il lui donnait, de temps à autre, quelques claques sur le visage, ce qui le fit légèrement sursauter.
— Que…que…, essaya-t-il de dire, en grimaçant de douleur.
— Calmez-vous, respirez lentement, lui conseilla son fils. Vous avez eu une crise, j’ai bien cru que vous alliez y passer.
— Tu…aimerais tant que cela arrive, dit-il avec une voix qui ressemblait à un murmure.
— Oui, c’est vrai, dit-il en le serrant plus fort contre lui. Mais il vous reste tant de choses à me dire ! Je n’aimerais pas que vous disparaissiez sans me donner ce que vous m’avez promis.
— La pierre.
— Oui, la pierre notamment. C’est, me semble-t-il, ce que vous aviez de plus précieux.
Bruegec extirpa une de ses mains des tissus l’entourant et toucha la peau du visage de son enfant. Il était devenu un homme dans la force de l’âge. Il revit le petit garçon, avec de longues boucles blondes qui entouraient son visage rond, le regard plein de vie, gambadant dans ses longs tunnels sombres, sans avoir vu ne serait-ce qu’une fois la véritable lumière. Pas assez de temps. Il n’avait eu pas assez de temps, sa vie n’étant que de longues recherches sans connaître réellement le bonheur ainsi que la quiétude. Il espéra que l’autre monde, celui où allait l’accueillir Lambirja serait un endroit où le calme bercerait les êtres meurtris. Alors que ses doigts flétris, par sa vieillesse accélérée, touchaient la paume froide de ses joues, il le regarda dans les yeux afin de graver à jamais celui qui fut son tant détesté fils. Il n’avait plus rien du petit garçon. Il avait perdu de sa splendeur. C’était un homme, le visage creusé, les joues, couleur marbre, le teint aussi livide que les draps l’entourant, les cheveux courts, d’une noirceur anthracite. Comme si les lieux l’avaient transformé. Il l’avait tant haï. Lui seul en connaissait les raisons, mais, en cet instant, il se mit à haïr ces tunnels, ces pierres, cette moiteur. Cet endroit lui avait pris son enfant.
— Tu as bien grandi, dit-il.
— Il est bien temps de vous en rendre ! Et puis, père, arrêtez ce sentimentalisme déplacé! La pierre ! La pierre ! Lui cria Gaortis.
— Elle est là où je l’ai laissée, soupira-t-il. Je souffre, comme je souffre…
Ses traits semblèrent se raidir.
— Cette foutue pierre !
— Je te lègue tout mon pouvoir sur nos confrères, même si je sais ce que tu en feras, articula-t-il alors que les multiples visages de la désolation prenaient possession de son corps. Va la chercher cette pierre, tu sauras t’en servir…Tout le reste ici t’appartient…mon bâton de marche…prends-le également. Je sais que tu vas partir, et laisser les autres crever dans ces grottes. Mais, je ne t’en veux pas. La pierre vaut bien plus que toutes leurs vies réunies. Gaortis !
— Oui ?
— Je n’ai jamais voulu te priver de ta mère, c’est la vie qui t’en a privée, souffla-t-il. Fais ce que je t’ai dit, va récupérer cette pierre…
— Je le ferai. Pas pour vous, mais pour moi. Quant à ma mère, je sais que bien des événements sont arrivés durant son accouchement et qu’ils ne sont pas de votre fait, à moins que vous n’ayez omis certains détails quant à ma naissance.
Il ne l’avait jamais connu, n’avait aucune image de ce qu’elle pouvait bien représenter. Il ne possédait que les vagues souvenirs de son père, qui n’eut jamais caché sa peine lorsqu’il parlait d’elle. Il savait juste qu’elle était morte lors de son accouchement. Le malheur et la mort l’avaient touché pendant qu’elle donnait la vie. Quand ce délicat sujet était abordé, son ton n’était plus le même. Froid. Dur. En revanche, il devenait plus doux, et ses propos s’illuminaient d’une joie contenue, matinée de nostalgie, lorsqu’il était question de sa beauté ainsi que de sa tendresse naturelle. Peu fortunée, elle fut serveuse dans une bourgade située à quelques lieues de Jydralta, mais il avait vu en elle tellement de charme que son origine sociale n’avait guère eu d’importance finalement. Rylia Vilsi. Tel était son nom. Un nom qui évoquait la légèreté de la bise dans cette région reculée de la Calméria.
— Qu’importe vraiment ce que tu en fais tant que tu la gardes avec toi, si certains venaient à la découvrir et à en comprendre le mécanisme, cela mettrait les nécromanciens restants ainsi que notre culte en danger, dit-il, la bouche pâteuse. Près de Jydralta, tu m’entends ? Près de Jydralta…Il faut que tu t’y rendes rapidement.
— Si les émanations de son pouvoir nous sont parvenues, c’est que les roches la recouvrant ne font plus leur travail, remarqua Gaortis. Ces mines seraient-elles de nouveau exploitées ?
— Les raisons n’ont pas d’importance, va, mon fils, va…Puisse ta mère veiller sur ta réussite…
— Pourquoi tant insister sur elle, père ? J’ai surtout besoin d’un soupçon de chance.
— Un nécromancien s’accomplit dans la souffrance, tu as déjà commencé ton apprentissage bien avant les autres, c’est ce qui te rend légitime…Quitte cette folie, mon fils, avant que cette folie ne te prenne entièrement.
Sa main se referma sur sa poitrine, et ses yeux se fermèrent. Son corps n’était plus que la représentation de la fin de sa vie, recroquevillé sur lui-même tel un enfant naissant, dans les bras de son fils désarmé. Gaortis commença à le bercer, comme pour le rassurer. Le voir ainsi démuni était plus lourd qu’il ne l’eut pensé. Il pria sa Déesse afin que ce passage de la vie au trépas se fît en douceur. Il savait exactement quoi dire à celle qu’il chérissait.
— Virta essum Lambirja. Virta essum Lambirja. Fassis closa eo fillo. Fassis closa eo fillo. Virta essum Lambirja. Virta essum Lambirja. Arma closa possantes. Arma closa possantes. Arma closa Possantes. Esso fillo. Esso fillo. Esso fillo que attendis. Esso fillo que attendis.
— Inutile, grimaça Bruegec. Inutile…
— Utile à mon sens, dit-il, froidement. Virta essum Lambirja. Arma closa possantes. Arma closa possantes. Arma closa Possantes. Esso fillo. Esso fillo. Esso fillo que attendis. Esso fillo que attendis.
— Gaortis…Je sais faire preuve de courage afin de recevoir ce qui m’est dû. Mais, je ne saurais tolérer souffrir plus de ce mal…Abrège ma vie, je te le demande solennellement.
Devant cette dernière requête, son fils ne sut comment réagir, si ce ne fut qu’en le regardant bouche bée, sans que le moindre son ne pût sortir de sa bouche. Il lui demandait de le tuer. Gaortis se dit alors qu’il devait sans aucun doute souffrir plus que de raison, et qu’il gardait cette douleur au plus profond de son être, par désespoir de ne point offrir un visage plus apaisé.
— Abrège ma vie, supplia-t-il. Que mon corps ne fasse plus qu’un avec cette chambre. Elle sera mon tombeau.
— Je ne peux honorer votre demande. Comprenez que cela m’est impossible de le faire, même si j’y ai déjà songé maintes et maintes fois.
— Je suis si…faible, respecte la volonté d’un mourant. Lambirja ne t’en tiendra pas rigueur. C’était une vieille coutume oubliée que…
— …De tuer ses confrères lorsqu’il le désirait afin de la rejoindre, le coupa-t-il. Je le sais, de votre bouche et de celle de Pices.
— Alors, fais-le. Je ne crains plus de franchir le passage, je suis en paix avec mon esprit et les désirs de notre Déesse.
Malgré la haine qui l’habitait depuis toujours, Gaortis ne put s’empêcher de laisser les larmes faire leur œuvre. De sa main libre, il se saisit de l’oreiller encore sur le lit de son père. Il était sale, rempli d’une sueur qui lui piqua les narines. Puis, il ferma les yeux tout en portant ce dernier sur le visage agonisant de son père. Bruegec tenta bien de se débattre, mais son fils le tenait fermement. Il ne se laissa pas abuser par ses bras qui balayèrent l’air à la recherche d’une aide. C’était ce qu’il avait souhaité, et jamais il ne lui avait paru aussi sincère. Quelques instants plus tard, après que ses poumons lâchèrent leur dernier souffle, il n’était plus.
— C’est la seule fois où je suis parvenu à vous faire taire, dit-il.
Le nécromancien le porta alors sur son lit, sans aucune difficulté tant son père avait, ces derniers temps, perdu du poids, et le recouvrit des pieds à la tête de son drap ainsi que de ses couvertures. Sa chambre. Son tombeau. Il ferait comme il lui avait demandé.
Mais, pour l’heure, il se devait de réunir certaines de ses affaires avant de partir. Il l’avait décidé, il laisserait cette communauté mourir, sans remords, puisqu’elle n’avait plus rien de sa grandeur passée. Elle s’était gangrenée par son immobilisme et ses certitudes. Et elle méritait son sort, se dit-il en son for intérieur.
Seul l’extérieur lui importait. Découvrir ce que toutes ces ténèbres lui avaient caché demeurait son plus grand désir. Toucher de ses doigts la lumière naturelle, apaisante du soleil était un doux rêve qu’il allait enfin pouvoir réaliser. Pour s’offrir un peu de cette chaleur inconnue, il lui fallait ressembler à ce qu’elle pouvait lui donner. Il sentit alors ses vêtements, et grimaça devant une odeur, malheureusement connue, qui lui envahit le nez comme du venin.
— Décidément, père, vos paroles n’ont pas été que du vent, pesta-t-il en souriant malgré tout. Vous n’étiez vraiment qu’une ordure qui ne valait guère plus qu’un pet.

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